Vous êtes ici : Accueil > Axes de recherche
Dans la continuité des réflexions menées dans le cadre du quinquennal précédent en 2012-17 sur le thème « Construire, détruire, reconstruire », CORPUS se propose pour le prochain contrat d’orienter ses travaux autour de la question du « Patrimoine : rupture et réappropriation » appliquée aux civilisations et aux littératures du monde anglophone. Puisque la langue anglaise porte elle-même la marque d’un patrimoine historique, culturel et intellectuel, mais ne cesse d’évoluer et de se démarquer de ce patrimoine, il est évident que la linguistique se situe au cœur de la thématique générale qui est proposée ici.
Le terme patrimoine est emprunté au latin patrimonium, qui désigne le « bien de famille ». Le mot patrimoine renvoie à l’ensemble des biens et des droits hérités du père (quelquefois par opposition, en ancien français, à matremoingne, matrimoine). L’acception plus générale – « ce qui est transmis à une personne, à une collectivité par les ancêtres, les générations précédentes » – est plus récente, datant du début du XIXe siècle. Plus près de nous encore, sous l’influence des sciences sociales, notamment la sociologie et l’anthropologie, le patrimoine désigne les biens matériels et intellectuels hérités par une communauté et qui contribuent à forger son identité collective. C’est ce dernier sens que nous privilégierons.
En Grande-Bretagne, les bouleversements des territoires urbains et ruraux, liés à la Révolution industrielle des XVIIIe et XIXe siècles, induisent une prise de conscience réactionnelle associée à un sentiment de perte ou de nostalgie à l’égard du passé. L’équivalent anglais le plus proche du terme français patrimoine est sans doute le mot heritage, dont l’étymologie évoque non pas l’ascendance paternelle et la notion de « bien », mais la descendance (heir) et les phénomènes d’héritage, de legs et de transmission. Il est à noter que le mot heritage connaît une évolution significative depuis les années 1970-1980 avec la mise en place, par exemple, de English Heritage, le développement du tourisme patrimonial (heritage centre, heritage trail, heritage coast...) et de toute une industrie patrimoniale (heritage industry).
Interroger la notion de patrimoine suppose d’en définir les multiples formes, au croisement de différents champs disciplinaires (civilisation, linguistique, littérature). Ces formes sont nombreuses et comprennent des objets, pratiques ou relations aussi variés que les « chefs d’œuvre de l’art, grands textes de la littérature, compositions musicales, vestiges de l’archéologie, friches industrielles, réalisations technologiques ou de l’artisanat, photographies, films, objets de la vie quotidienne, écrits les plus divers, témoignages des évolutions historiques, régionales ou argotiques de la langue, sans oublier aussi paysages et environnements dans lesquels nous vivons, naturels ou façonnés par l’homme » (Encyclopédie Larousse).
Pour comprendre les principaux enjeux de notre thématique, il convient, d’emblée, de se saisir du caractère dynamique du patrimoine. Car la transmission n’est pas nécessairement vouée à demeurer une simple répétition ou ratiocination, un hommage qui se réfracterait à l’envi. L’ancrage du patrimoine dans le poids de traditions imposantes et son acception conservatrice sont toujours susceptibles de faire l’objet de relectures davantage tournées vers l’avenir, des innovations, des re-créations, des libérations entreprises dans l’objectif de revigorer la culture, et de réaffirmer, parmi toutes les valeurs héritées, celle qui met en avant l’esprit créatif. Pour autant, ces ruptures ne signifient pas un désaveu systématique et radical de l’existant. Il s’agira moins, en effet, d’étudier la manière dont certains patrimoines ont été radicalement renversés afin de faire du neuf que de déterminer comment la distanciation, la réorientation ou la rébellion, peuvent engendrer de multiples réappropriations, qui s’interpréteront à leur tour comme de nouvelles créations.
Pour mieux appréhender la richesse de cette thématique nous nous proposons d’articuler nos travaux autour de trois axes transversaux et complémentaires, axes conçus pour pouvoir accueillir des travaux relevant des différentes approches méthodologiques qui caractérisent la recherche menée par les spécialistes en études anglophones.
Espaces revisités
La notion de patrimoine est étroitement liée à celle d’espace – espace physique ou espace virtuel ; espace national ou culturel –, de lieux qui se situent nécessairement dans une relation à une tradition, à une mémoire. Certains de ces espaces se constituent en lieux spécifiquement codifiés pour la conservation du patrimoine : bibliothèques, archives, musées, monuments, édifices publics en tous genres, palais, châteaux ou autres country houses, tous ces « lieux de mémoire » où, comme nous le dit Pierre Nora, « une société quelle qu’elle soit, nation, famille, ethnie, parti, consigne volontairement ses souvenirs ou les retrouve comme une partie nécessaire de sa personnalité » (Pierre Nora, « Mémoire collective » in Jacques Le Goff, Roger Chartier, Jacques Revel, La nouvelle histoire, Paris : Retz, 1978, p.398-401). La naissance de l’intuition d’une valeur du bâti et du monument (formation d’une conscience patrimoniale) au gré des bouleversements sociaux, révolutions et transformations de l’espace physique constituera l’un des aspects de notre champ d’étude.
Conçus et voulus comme autant de sites d’une stabilité, voire d’une inertie officielle, d’obstacles placés en travers du chemin de l’innovation, même ces plus redoutables remparts contre la discontinuité sont tout de même revisités, réinventés et subvertis. Ces réappropriations peuvent être littéraires, fictives – réappropriations subversives du British Museum ou de la bibliothèque de Trinity College, par exemple, chez Virginia Woolf, ou de la country house anglaise chez Evelyn Waugh. Mais les modifications et ruptures peuvent être tout à fait tangibles. L’après-guerre, et son entreprise de reconstruction sur le sol calciné des villes historiques, les « trente glorieuses » et leur cortège de « grands ensembles », ont profondément transformé certaines villes anglaises, par exemple, comme Plymouth ou Coventry. Des centres commerciaux, des business parks, des quartiers, même des villes entières bénéficient du redevelopment, du rebranding ou, parfois, y sont soumis à des fins politiques. Ainsi l’espace physique et la manière dont il est organisé sont-ils, souvent, une composante-clé d’une stratégie du pouvoir. A travers la régénération (urbaine ou rurale) le patrimoine devient un élément de géographie politique qui peut être utilisé comme moyen de promouvoir le territoire local ou national et qui s’insère, à l’occasion, dans une logique géopolitique du « soft power ».
A l’inverse, les évolutions et mutations démographiques, par exemple, du monde anglophone, font que le patrimoine de l’espace physique, ou virtuel, échappe souvent à l’instrumentalisation par le pouvoir en place. La diversification des populations et les apports patrimoniaux réguliers qui caractérisent les territoires anglophones donnent lieu à des modifications fréquentes ou subversions de la désignation et de la fonction des espaces qui constituent leur patrimoine architectural et environnemental : les lieux et sites de travail, de loisir, de recueillement, d’exposition, de festival, de fête, de manifestation, de protestation, soulignent tous le rôle populaire, la dimension démocratique dans cette modification.
Images et identités
De la national self-image au selfie, l’image est le miroir où nous nous reconnaissons – ce que nous sommes et ce que nous avons été. Ce patrimoine – personnel ou national, génétique ou idéologique –, est aussi le garant de l’identité et traduit bien le problème que nous pose la notion de patrimoine. Car le rapport à l’image, loin d’être un rapport de simple admiration narcissique, est le site d’antagonismes entre le désir de conserver, la peur de perdre ou d’oublier, et la nécessité de s’adapter, de changer. Dans la mesure où l’image – le « moi » ou le « nous » médiatisé –, est déjà une rupture, elle nous dit ce que nous avons déjà perdu, et ce qu’il deviendrait (donc) urgent de conserver, ou de modifier.
Le patrimoine, comme identité, est habité par ce double potentiel – celui de rester le même et celui de devenir autre. Cette ambivalence entre un patrimoine figé et celui que l’on parvient à modifier, altérer, recréer, se décline abondamment à travers une large variété de supports visuels : romans graphiques et livres illustrés, bandes dessinées et comics, portraits et tableaux, affiches et estampes, photographies et films, publicités et almanachs, cartes et plans, enseignes, symboles et emblèmes... Tous les moyens seraient bons, semble-t-il, pour véhiculer vers le spectateur l’image de pratiques esthétiques, sociales et politiques qui sont conformes à ce que nous enseigne notre héritage.
Mais cette orthodoxie se voit énergiquement concurrencée par des opposants ou innovants qui se délectent dans l’hétérodoxe et le paradoxe et qui, à travers la création, la révolution, le renversement des paradigmes reçus et des hiérarchies consacrées, se lancent dans la réappropriation créative de la « doxa ». Le patrimoine rassemble des objets qui réfractent, à travers l’histoire, les visages changeants d’une nation, donnant à voir l’ensemble des caractéristiques qui ont permis à son peuple de s’identifier à elle. Nous étudierons la représentation du pouvoir à travers les monuments, mais aussi la réinvention des symboles nationaux dans l’art contemporain ou la littérature contemporaine.
Transmissions et mutations
Le patrimoine engage, enfin, la question de la transmission de traditions historiques, linguistiques et littéraires. Il nous faudra interroger les formes de la transmission du patrimoine, qu’elles soient libres ou régulées, spontanées ou codifiées. Ainsi, tout texte est-il nécessairement sous-tendu par un intertexte, un réseau d’hommages, de citations identifiées ou non, et de répétitions : il n’est pas de création qui puisse prétendre s’affranchir radicalement d’objets antérieurs. Mais reconnaître et accepter l’héritage d’un patrimoine, c’est aussi se donner les moyens d’emprunter d’autres voies de frayage.
Etudier la notion de patrimoine dans le champ de l’art et de la littérature suppose en effet de prendre en compte l’historicité singulière des œuvres d’art, qui défie la simple logique de la transmission patrilinéaire et les principes de la conservation muséale. Nous nous efforcerons ainsi d’analyser les effets d’anachronie complexes qui sont liés aux jeux, souvent subversifs et irrévérencieux, de réinterprétation, de réécriture, de réinvention et de réappropriation que subissent les œuvres canoniques. Si le patrimoine du passé exerce une influence incontestable sur le présent, le regard du présent modifie également les œuvres du passé (« Tradition and the Individual Talent », T. S. Eliot). La littérature britannique contemporaine offre de nombreux exemples de ces ruptures et réappropriations subversives du patrimoine : réinvention de l’anglicité, réappropriation et détournement de l’espace symbolique de la country house chez Ian McEwan ou Alan Hollinghurst (« Two Acres », la maison de famille de The Stranger’s Child, s’inspire par exemple de « Howards End » ou de « Windy Corner », les demeures évoquées dans les romans de E. M. Forster), réappropriation postcoloniale des classiques, exploration des enjeux de la transmission matrilinéaire (Virginia Woolf).
Des ruptures plus nettes dans la chaîne de transmission se pratiquent, des changements abruptes qui relèguent le patrimoine artistique au statut de contre-modèle, ou de tendance épuisée et lui substituent un nouveau départ – mouvement, école, esthétique – innovation qui signale le plus souvent le crépuscule des anciennes élites. Celles-ci, ainsi que l’héritage qu’ils pensaient pouvoir faire perdurer, sont ainsi écartées sous la pression d’évolutions sociales et économiques de grande envergure : Révolutions (industrielle, américaine), avènement de la démocratie, Guerres mondiales, décolonisation, mondialisation... Ainsi s’installe, par étapes, des cultures autres que la « haute » culture, chacune générant et structurant son propre patrimoine : culture des classes moyennes, culture populaire, héritage postcolonial, écriture féminine, culture genrée.
L’ensemble de l’aire anglophone connait à l’époque contemporaine une mutation rapide et radicale, au cours de laquelle le patrimoine unitaire anglo-saxon – produit d’une longue expansion coloniale et impériale –, se voit imposer une relativisation qui le contraint à s’effacer devant une pluralité qui fait douter de la validité ou de l’utilité même de sa notion de patrimoine. Cette relativisation qui est vécue par certains comme une « dégénérescence », pose la question du patrimoine génétique et permet d’aborder les liens nombreux avec l’imaginaire scientifique ou médical et les littératures qui leur font la part belle : au centre de cette question, le thème toujours difficile, et souvent controversé, des représentations raciales.
Mots-clés
transmission, filiation, paternité, parenté, héritage, hérédité, génétique, richesse, succession, capital, chose, richesse, legs, domaine, ascendance/descendance, génération, présence du passé/impulsion vers l’avenir, répétition, rébellion, lien espace/temps, tradition, appropriation, réinvention, réorientation, résurgence, science, médecine, science fiction, etc.
Bibliographie
Babelon, J.-P. et A. Chastel. La Notion de patrimoine. Liana Lévi, Paris, rééd. 1994.
Biddiss, Michael. The Age of the Masses. Ideas and Society in Europe since 1870.London: Pelican, 1977.
Bloom, Harold. The Anxiety of Influence. A Theory of Poetry. OUP, 1975.
––––. The Western Canon. The Books and School of the Ages. London: Papermac, 1995.
Bourdin, A. Le Patrimoine réinventé. Presses universitaires de France, Paris, 1984
Burnay, Nathalie. Figures contemporaines de la transmission. Presses universitaires de Namur, 2009.
Carey, John. The Intellectuals and the Masses : Pride and Prejudice among the Literary Intelligentsia, 1880-1939. London: Faber and Faber, 1992.
Cavalie, Elsa. Réécrire l’Angleterre : l’anglicité dans la littérature britannique contemporaine. Presses Universitaires de la Méditerranée, 2015.
Childs, Peter. « The English Heritage Industry and Other Trends in the Novel at the Millennium », in Shaffer, Brian W. (ed.), A Companion to the British and Irish Novel, 1945-2000. Malden: Blackwell, 2005 : 210-24.
Choay, Françoise. Patrimoine en questions : Anthologie pour un combat, Paris : Seuil, 2009.
––––. L’Allégorie du patrimoine, Paris : Seuil, 1992.
Hamon, Philippe. Expositions : littérature et architecture au XIXe siècle, Paris : Corti, 1989.
––––. Imageries : littérature et image au XIXe siècle, Paris : Corti, 2001.
Hobsbawm, Eric and Terence Ranger. The Invention of Tradition, Cambridge University Press, 1983.
Leniaud, J.-M. (dir.). Entre utopie et nostalgie : réalités architecturales et artistiques aux XIXe et XXe siècles, Bibliothèque de l'Ecole des chartes, Paris, 2005.
Mandler, Peter. History and National Life. London: Profile Books, 2002.
Murray, Alex. « The Heritage Industry and Historiographic Metafiction: Historical Representation in the 1980s », in Horton, Emily (ed. and introd.), Tew, Philip (ed. and introd.), Wilson, Leigh (ed. and introd.), The 1980s: A Decade of Contemporary British Fiction. London: Bloomsbury, 2014: 125-149.
Nora, Pierre. « Mémoire collective » in Jacques Le Goff, Roger Chartier, Jacques Revel, eds. La Nouvelle histoire. Paris : Retz, 1978.
Poulot, Dominique. Patrimoine et musées : l’institution de la culture. Paris : Hachette Supérieur, 2014.
Rey, Alain. Le Robert. Dictionnaire Historique de la langue française. Paris : Le Robert, 2000.
Riegl, Aloïs. Le culte moderne des monuments, traduit et présenté par Jacques Boulet, Paris, L’Harmattan, 2003.
Schama, Simon. Landscape and Memory, New York : Knopf, 1995.
Walkowitz, Daniel J. and Lisa Maya Knauer, eds. Contested Histories in Public Space: Memory, Race and Nation. Durham and London: Duke University Press, 2009.
Watson, Nicola. The Literary Tourist: Readers and Places in Romantic and Victorian Britain, Basingstoke : Macmillan, 2006.